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pierre ou crâne
Pierre ou crâne

Un catalogue peint, à l’origine catalogue de montres, commencé il y a plus d’un an, recouvert, recommencé, repris maintes fois
Réflexions à propos la pierre et le crâne – leurs liens ou leur incompatibilité
Pierre : forme pleine, indestructible, qui traverse les siècles. Immuable
Crâne : lui qui porte le visage, devient la forme vide après la mort, n’assure pas la durée du visage. Enveloppe dure du cerveau, caverne qui abrite la chair
Visage : lieu privilégié de l’identité, chair fragile incessamment exposée au temps; c’est le visage qui est le premier marqué par le passage des années. Lui qui est offert aux regards, celui des autres, pas le sien propre (sauf en miroir). Visage livré aux regards, dans tout son mystère
La pierre, le crâne n’ont pas de miroir. Chacun dépourvu de la conscience de soi. ce qui est un. ce qui peut être pris dans la main, devenir objet
Le visage : provisoire, instable, en devenir, à l’image de l’être, en chantier, toujours
L’eau est le temps pour la pierre. Elle peut l’user, l’éroder, la lisser.
Le temps qui creuse le visage lisse la pierre. l lisse le crâne aussi, le défait de ses lambeaux de chair, lui enlève sa peau comme on pèle un fruit – mais la peau du fruit recouvre sa chair, alors que la peau du visage recouvre une coquille
Crâne, berceau vide
le crâne, celui qui a oublié le visage, a oublié le corps
Le ressac du temps emportera les visages, les crânes; l’eau qui fera rouler et s’user les pierres

Il n’y a plus d’identité dans cette peinture de visages, de crânes, de pierres
Tendresse pour un visage, mais est-il possible d’en éprouver pour une pierre, pour un crâne (compassion pour qui était là un jour, celui qui ne laisse plus que coquille vide)

Toutes les peintures de méditation devant un crâne – Dürer, De La Tour, Caravage – non pas la tendresse envers celui qui a disparu, mais projection dans l’avenir commun à tout être humain. Conscience de la brièveté de la vie. Questionnement sur le sens de cette pauvre chair à être là, au monde. Tourment devant l’absence de réponse
Le visage en peinture ( le visage seul ) suggère-t-il cette méditation ? Peu de peintres y atteignent, sans avoir besoin de représenter le crâne
Crânes invisibles : chez Dürer, dans les peintures d’Adam et Eve, ce qui fait fonction de crâne est le sol jonché de pierres. Une terre lunaire, des cailloux blancs et gris, des pierres en guise de multitude de crânes. La fragilité de la vie est là, dans ce sol aride. le crâne comme image de la terre, chaque crâne une planète ? chaque crâne une étoile ?
Pas de figuration de crânes chez Goya ou chez Velasquez.
Chez Velasquez, seraient-ils sous la robe de l’infante Marguerite ? ( peut-être y avait-il quelque chose de cette intuition-là dans ma série de toiles « sous ses jupes » )
Chez Goya, les crânes sont-ils, invisibles, dans le mur jaune qui envahit la toile à la tête de chien ?
Suite pour une pierre – Sequenza Litaldus
Une pierre
Lézardée la pierre blanchie par la pluie et la lumière, toutes les brises et les rafales, presque enfouie recouverte par la terre que balaie le vent
Et je lis : « Une pierre » d’Yves Bonnefoy:
Les livres, ce qu’il déchira,
La page dévastée, mais la lumière
Sur la page, l’accroissement de la lumière,
Il comprit qu’il redevenait la page blanche
Il sortit. La figure du monde, déchirée,
Lui parut d’une beauté autre, plus humaine.
La main du ciel cherchait sa main parmi des ombres,
La pierre, où vous voyez que son nom s’efface,
S’entrouvrait, se faisait une parole
***
La pierre déplacée
Deux années passèrent. Le printemps suivant, la pierre s’était davantage enfoncée dans la terre – rejoignait-elle les corps de sa peau froide, tentait de coller aux gisants depuis longtemps défaits de leur propre peau ?
Et puis l’hiver ne la fit plus trouver à son lieu – arrachée de ceux dont elle marquait le lit, signifiait la trace, elle n’était plus qu’apparence sans fondement. Recouvrait-elle d’autres corps ?

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alphabet
Retournée dans le même lieu – la pierre toujours. Marchant de l’une à l’autre, multiples pierres, délavées, lissées, gravées, couvertes de mousse, humides ou sèches, brisées parfois.

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La croix
La croix est verticale.
Ici horizontale, elle n’est plus écartèlement, mais repos, elle épouse la terre, indique les quatre points cardinaux. Rose des vents

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Simone Weil – La pesanteur et la grâce » : Croix. l’arbre du péché fut un vrai arbre, l’arbre de vie fut une poutre. Quelque chose qui ne donne pas de fruits, mais seulement le mouvement vertical. « Il faut que le fils de l’homme soit élevé, et il vous attirera à lui. » On peut tuer en soi l’énergie vitale en conservant seulement le mouvement vertical. Les feuilles et les fruits sont du gaspillage d’énergie si on veut seulement monter.

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Nous avons oublié le corps en souffrance sur la croix, avons omis la mémoire du martyre, de la blessure et du sang. La croix se multiplie, ne devient plus que reflet d’un reflet, à l’infini. La courbure du fer en écho des bras en croix, dans une ouverture – accueil ou parenthèse au monde.

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Et le temps qui passe, au lieu de sculpter la pierre en croix, en inscrit le souvenir dans la blancheur fantomatique d’un corps effacé

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Question
Parfois le sentiment d’abriter la conscience mortelle de chacun. Est-ce qu’il suffit de vivre, est-ce assez d’être là, comme si nous étions tous immortels ?
Chacun est devenu, deviendra néant de son propre corps. Chacun a prononcé, prononcera d’autres mots ou non à sa défaillance.
Et tout reste et restera mystérieux, sans explication ni réponse aucune. La pierre porte, elle aussi, la question qui jamais ne sera comblée

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Brisé
L’innocence des morts – je lis dans « La chambre claire » de Barthes que l’étymologie de ce mot est « je ne sais pas nuire ».
Ils ont déposé les armes. Le combat est terminé. La guerre n’a plus lieu d’être. Plus besoin de lutter pour sa place ici-bas. Le fracas des armes s’est tu. La fureur des hommes est défunte avec leur corps. La nature, indifférente, peut se poser là

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Chemins croisés
Ils ont traversé ce lieu, creusé le sol de leurs empreintes, ont inscrit un nouvel alphabet, une autre écriture à laquelle ombres et lumière ajoutent leur silence

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Lumière
Une phrase de Yeats (dans » La défiguration » d’Evelyne Grossman) :
« la mort des êtres chers dont les regards perdus ne semblent plus que les nuages passant dans le ciel »
Toute une foule de « plus jamais » et pourtant, la lumière est là.

les peintres de l’agonie
Ils sont apparus il y a une dizaine d’années en France, dans la lignée des expressionnistes historiques du début du XXe siècle, des artistes de l’Ecole de Londres, Bacon en particulier, à la suite de plus anciens, tels Rustin, Music, Nitkovsky. Certains ont rencontré le succès, d’autres créent dans les antichambres de la notoriété ou dans l’incognito. Ils sont nombreux, hommes et femmes, soutenus par de jeunes galeries d’art et de nouvelles revues. Ils sont surtout peintres et sculpteurs, parfois performers, parfois installationnistes, mais de toute façon s’en réfèrent à la tradition. Pourquoi s’intéresser à des peintres à l’heure de l’Art conceptuel et multimédia ? Pourquoi ces artistes-là, sombres, violents ? Parce que les plus ardents, les plus authentiques proposent un sens à travers les médiums traditionnels de la peinture et de la sculpture. Parce qu’ils jettent leur existence sur la toile, ses failles, son questionnement, et ses corps de chair et de peinture. Un essayiste devait sans tarder se pencher sur cette mouvance qui n’a pas encore de nom, si particulière à la France jusqu’ici rebelle à l’expressionnisme malgré Van Gogh, Gauguin, Rouault, Soutine, Fautrier, Music, Vlaeminck. Et tenter de comprendre ces artistes tragiques dans une époque et une société d’aujourd’hui, apparemment opulente et optimiste.
la défiguration
Tenter l’approche du visage plus vrai que le visage d’apparence.
Où est-ce ce visage en deçà de soi qui advient comme miroir ?
Ou est-ce l’autre de soi, perçu
par autre chose que l’œil ?
Senti par le noir du corps, mis au monde par la caverne du cerveau, dans la grotte du ventre, boue des humeurs, du sang, veines, nerfs et muscles enchevêtrés
qui se mettent à penser ?
Si, d’aventure, le visage se décompose
sur la toile, il se recompose dans l’œil
de celui qui le regarde, regagne sa dignité. Et en retour, qu’est donc cette matière
qui nous rend un regard ?
Une photo capte la peau – la peinture
la troue.
Le visage de peinture n’a pas d’identité
– ou les a toutes, défiguré, le visage
est celui de tous.
De quelle glaise demandent-ils à sortir ? Visage comme trou béant dans notre désir.
azart
« Véritable expression des profondeurs, la peinture d’Anne-marie Cutolo fait surgir des ténèbres des individus hagards. Ils nous renvoient à cette vérité terrible que nous tentons de cacher dans les profondeurs de nos âmes : sans l’espérance, la mort est effroyable. Un travail rare, solitaire, exigeant… »
AZART n° 30 Janvier – Février 2008